The Ambivalence of Acceptance – The Acceptance of Ambivalence IV: The Death and Life of Rabbi Abraham Bloch – in Philippe-E. Landau’s “Les Juifs de France et la Grande Guerre” – 1999

Avant de faire des recherches sur le service militaire juif dans l’armée française pendant la Grande Guerre, l’histoire de Grand Rabbin Abraham Bloch m’était totalement inconnue. Grâce à diverses sources numériques et textuelles, j’ai rapidement découvert son histoire et, dans un contexte plus large, ses relations avec l’expérience du judaïsme français pendant cette guerre et au-delà.

Une excellente source d’informations sur le rabbin Bloch apparaît au sein de Philippe-E. Landau.  La monographie de Landau, Les Juifs de France et la Grande Guerre. Le texte intégral de son chapitre sur le rabbin est présenté ci-dessous.

Mythe et réalité: la mort du grand rabbin Abraham Bloch

Les Juifs de France et la Grande Guerre (page de couverture)

De 1915 à la défaite de 1940, la mort au champ d’honneur du grand rabbin Abraham Bloch symbolise la communion de corps et d’esprit de la communauté avec la nation.  Image d’Epinal autant pour la jeunesse israélite que pour les générations ayant vécu la Grande Guerre, elle représente la fidélité patriotique du judaïsme français.

Ce pieux tableau, où le grand rabbin, alors aumônier et brancardier, décède des suites de ses blessures sous une pluie de tirs ennemis après avoir apporté un crucifix à un soldat catholique agonisant, reste dans la mémoire collective « une image qui ne périra pas » selon Maurice Barrés. (1)

L’israélitisme a retenu cet événement pour revendiquer son sacrifice durant l’épreuve.  La mort du grand rabbin a d’ailleurs bénéficié d’une publicité importante, ne fût-ce que par l’article enthousiaste que lui a consacré Maurice Barrés.  L’information est ensuite diffusée par l’ensemble de la presse nationale.  Aussi, il ne s’agit pas simplement d’un épisode limité à l’histoire communautaire.  De loin, il dépasse le contexte confessionnel car il est l’image même de l’union sacrée.  On ne saurait jauger l’impact de cette mort sur la mentalité de l’après-guerre, soucieuse de perpétuer la fraternité des tranchées.

D’abord simple fait d’actualité à la fin de l’année 1914, l’événement prend de l’ampleur sous la plume de l’écrivain nationaliste qui réveille davantage l’ardeur patriotique de l’israélitisme.  Les rabbins et les notables saluent la mort glorieuse d’Abraham Bloch, mais se montrent toutefois discrets sur son fameux geste.  A-t-il vraiment apporté un crucifix?

Mais l’enthousiasme l’emporte sur la raison.  Dès 1917, une fois que la presse s’est emparée de l’histoire et que le peintre Lucien Lévy-Dhurmer a fixé pour l’éternité le geste du grand rabbin, le rabbinat accepte.  Voilà Abraham Bloch devenu « martyr » pour ses coreligionnaires et « saint » pour la nation.

Tableau de Lucien Lévy-Dhurmer représentant le rabbin Abraham Bloch tenant un crucifix devant un soldat mourant

Loin de périr, l’image se diffuse dans toutes les familles israélites sous forme de cartes postales et le souvenir du grand rabbin est relaté dans toutes les manifestations patriotiques que célèbre la communauté.

Si, dans les années vingt, cet épisode réconforte le judaïsme qui y voit la consécration, à partir des années trente, la mort du grand rabbin devient l’objet d’une récupération politique et d’une surenchère patriotique.  Les anciens combattants, notamment ceux de l’Union patriotique des Français israélites, utilisent cette image symbolique pour mieux raviver le souvenir de l’union sacrée.

UN GRAND RABBIN PATRIOTE

Né à Paris en 1859, Abraham Bloch a 55 ans lorsque la guerre est déclarée.  Malgré son âge avancé, il se propose de devenir aumônier et est affecté au 14e corps d’armée.

Le grand rabbin Abraham Bloch (image de Judaica Algeria)

Issu d’une famille alsacienne pieuse, il a un parcours strictement rabbinique.  Après des études au séminaire israélite de Paris, il est envoyé à Remiremont (1884-1897) où il démontre un zèle particulier qui lui vaut l’estime des fidèles.  Il devient ensuite grand rabbin d’Alger de 1897 à 1908.  Les manœuvres antisémites générées par l’affaire Dreyfus l’obligent à veiller aux intérêts communautaires et à soutenir la cause républicaine.  Le grand rabbin de France, satisfait de son action, décide de le promouvoir en lui offrant la responsabilité du grand rabbinat de Lyon et de sa région, poste qu’il occupe de 1908 jusqu’à la mobilisation. (2)

Le rabbin Israël Lévi, dans un article qu’il lui consacre en janvier 1915, témoigne de son ardeur patriotique alors qu’Abraham Bloch est de santé fragile: « Quand fut décrétée la mobilisation, l’autorité militaire demanda au grand rabbin de Lyon de désigner l’aumônier destiné à suivre le 14e corps d’armée.  Sourd aux objurgations de ses amis et de ses proches, Abraham Bloch n’hésita pas à revendiquer pour lui l’honneur de servir son pays. » (3)

Ce dernier s’adapte très vite à la nouvelle situation.  S’il note avec ironie et plaisir dans son carnet qu’il est le « curé juif », car sa tenue ne le distingue guère des autres aumôniers, il se félicite de l’union sacrée: « … Je suis le doyen de la bande.  Les officiers sont charmants avec nous tous. » (4)

Si, pour le moment, le grand rabbin a peu d’Israélites à réconforter, il en profite pour visiter des coreligionnaires dans la région des Vosges où il avait déjà noué de durables relations lors de son premier pastorat.

Mais l’offensive allemande interrompt ses visites amicales.  Après Fraize et Provenchères, les bataillons se trouvent en face de Saint-Dié à la date du 25 août.  Deux jours plus tard, le grand rabbin note pour la dernière fois dans son carnet: « Nous attendons l’ordre de départ pour chercher des blessés.  En attendant, on dit que c’est du côté de Saint-Dié que l’on aurait bombardé… » (5)

Ici s’achèvent les impressions d’Abraham Bloch.  Désormais, le journal des marches et opérations du 14e corps d’armée nous renseigne sur l’évolution des combats et sur les conditions de sa mort.

Le 28 août, le grand rabbin n’a ni le temps ni le loisir d’écrire, car l’attaque a repris et se fait très violente.  Les troupes, dont la 58e division, ont reçu l’ordre précis de « reprendre l’offensive coûte que coûte sur Taintrux et Anozel. » (6)  Pendant la nuit du 28 au 29 août, les secours doivent évacuer plus de 600 blessés et récupérer 150 soldats sur le champ de bataille.  Malgré les pertes subies, les troupes françaises entendent rester maîtresses des lieux alors que l’artillerie allemande se déchaîne.  Le col d’Anozel devient l’enjeu de la lutte, car l’ennemi veut prendre cette position qui lui permettrait alors d’accéder à la petite ville de Saint-Dié.

Les combats font toujours rage.  Le journal de marche mentionne la ténacité des troupes: « Pendant cette journée qui a été très dure pour notre régiment, le personnel a fait preuve du plus grand calme sous le feu des obusiers allemands. » Le 29 août, vers 12 heures, les brancardiers dont Abraham Bloch doivent transférer 450 blessés en provenance de Taintrux tandis qu’ils sont toujours confrontés « au feu de l’artillerie ennemie ».  L’abbé Dubodel, aumônier catholique et témoin oculaire, confirme l’extrême violence des combats pendant cette journée : « Alors recommence le feu, plus violent que jamais; couchant pêle-mêle à terre blessés, brancardiers, voitures d’ambulance.  A l’arrivée au poste de secours, 5 ou 6 disparus, un aumônier militaire blessé, un rabbin juif blessé. » (7)

Un rabbin peut-il être autrement que juif?  L’expression de l’abbé Dubodel, qui connaît pourtant le grand rabbin depuis le début du mois d’août, fait sourire.  Quoi qu’il en soit, il est certain que pendant plusieurs heures, entre 12 heures et 18 heures, les troupes françaises ont subi les assauts répétés des forces allemandes et sont alors obligées de se replier et de « descendre vers la Meuse afin de s’y maintenir ».

Ce serait vers 17 heures que le grand rabbin aurait été tué dans les conditions que relate le médecin-major Raymond dans le journal des marches du groupe des brancardiers de la 68e division d’infanterie:

« …  Il (le service des brancardiers) évacue d’abord les blessés du 229° installés à l’école d’Anozel (une trentaine environ), le plus près de la ligne de feu, puis ceux du poste de secours du 30e d’infanterie situé dans la grange du village.  A ce moment commence le bombardement.  Un obus tombe sur le poste de secours que le groupe est en train d’évacuer, sans blesser personne mais commençant à incendier la grange.

Ce second poste évacué, le groupe s’occupa du troisième organisé par le 229e et situé dans la dernière maison du village.  À ce moment, le bombardement bat son plein, un obus tombe sur le poste de secours, un autre sur la maison voisine qu’il incendie.  (…)  Les obus continuent à tomber autour du poste et battent la route.

L’un d’eux tue un brancardier de corps et projette violemment sur le sol le brancardier du groupe Dubodel, cette chute violente lui occasionne une fracture à la base du crâne.  Evacué, cité à l’ordre de l’armée.

Le rabbin (M. Bloch, rabbin à Lyon, section de la fémorale, mort en quelques instants) des brancardiers de corps qui transportait un blessé est également tué… » (8)

La bataille se calme dans la soirée.  Vers 21 h 45, le chef d’état-major envoie cette note au général commandant en chef : « Gros combats aujourd’hui sur tout le front du 14e corps, grosse fatigue, grosses pertes incalculables, encore en raison de l’étendue du front : 20 kilomètres dans les forêts. » (9)  Le lendemain, on dénombre plus de 1000 blessés.  Selon les autorités militaires, il est clairement admis que le grand rabbin Abraham Bloch a été tué « par un obus qui lui a emporté la cuisse gauche et une balle dans la poitrine.  A Taintrux, en évacuant un blessé». (10)  Il s’agit d’un cas banal en ce samedi 29 août 1914.

Carte “PARTIE À REMPLIR PAR LE CORPS” pour le rabbin Abraham Bloch

LA PRESSE FAIT L’EVENEMENT

Dès le 17 septembre, Les Archives israélites annoncent à leurs lecteurs la disparition du grand rabbin, devenu la première victime rabbinique dans ce contexte où l’on s’évertue à célébrer avec force l’union sacrée.  Dans un article en page 2, le rédacteur se contente de mentionner les conditions de sa mort:

« La guerre a fait une victime dans le Rabbinat français et elle a choisi pour sa proie, l’un de ses membres les plus dignes, les plus pieux et les plus respectés: M.  le grand rabbin Abraham Bloch.

On possède sur les circonstances tragiques dans lesquelles M. le grand rabbin Bloch de Lyon a trouvé la mort sur le champ de bataille, les renseignements suivants fournis par M. l’abbé Debodel de Châteauroux, qui fut blessé au même endroit…

Vers deux heures de l’après-midi, le corps des brancardiers de la 58e division de réserve dont il faisait partie prodiguait ses soins dans une ferme de 150 blessés environ.  Une batterie allemande n’ayant pu avoir raison d’un bataillon d’alpins, dirigea ses feux sur la ferme.  On évacue les blessés…  Mais le feu de l’ennemi fait rage, couchant pêle-mêle blessés, aumôniers et brancardiers.  C’est à ce moment que le Grand Rabbin Bloch tombe pour ne plus se relever, tandis que l’abbé Debodel s’en tire avec une blessure. »

Ce court article reste fidèle à la déclaration du médecin-major et s’appuie sur le témoignage de l’abbé Debodel (en réalité Dubodel) publié dans Le Salut public de Lyon du 8 septembre 1914.  L’abbé est en fait le seul témoin oculaire qui fut proche du grand rabbin lors du bombardement.

Les journalistes ne mentionnent pas encore le crucifix que le grand rabbin aurait apporté à un soldat agonisant.  Cet acte aurait été à l’origine de sa mort.  En mai 1915, lors de l’assemblée générale ordinaire du Consistoire de Paris, le président Edouard Masse évoque le décès d’Abraham Bloch, mais sans décrire les circonstances de sa disparition.  Comme tant d’autres, il aurait été tué à l’ennemi en remplissant ses fonctions de brancardier: «…  La fin héroïque du Grand Rabbin Abraham Bloch, a montré, dès le début des hostilités, comment nos aumôniers savent, quand il le faut, mourir pour leur pays, en faisant preuve non seulement du plus admirable courage, mais encore d’une largeur d’idées dont l’opinion publique, sans distinction de cultes ou de partis, a si unanimement souligné la beauté. » (11)

La « largeur d’idées » désigne-t-elle le fameux geste du grand rabbin?  Peut-être!  Dans ce cas, Edouard Masse se montre bien sceptique et doute de la nouvelle version de la mort d’Abraham Bloch apparue dès novembre 1914.  Il en est de même pour les autres membres de l’assemblée, qui ne relèvent pas l’affirmation du président.

Pourtant, au début de l’automne 1914, une information va profondément modifier cet événement qui devient déjà un symbole de l’union sacrée.  Selon une lettre du père Jamin, aumônier catholique du 14e corps, adressée au père Chauvin alors curé à Lyon, le grand rabbin serait mort par un éclat d’obus mais après avoir trouvé et apporté un crucifix à un soldat grièvement blessé.  Saisi par ce détail qui illustre davantage l’union sacrée, le père Chauvin communique aussitôt l’information à la veuve d’Abraham Bloch le 24 septembre 1914:

«…  Avant de quitter le hameau, un blessé, le prenant pour un prêtre catholique, lui a demandé à baiser un crucifix.  M Bloch a trouvé le crucifix demandé et l’a fait baiser à ce blessé.  C’est après avoir accompli cet acte de charité qu’il est sorti du hameau accompagnant un autre blessé jusqu’à la voiture la plus proche.  L’obus l’a atteint à quelques mètres en avant de la voiture où le blessé venait de monter.

J’ai pensé que ces détails consoleraient une douleur qui doit être bien vive. » (12)

La famille du grand rabbin avertit le rabbin Israël Lévi qui fut son ami depuis leurs études au séminaire rabbinique.  Grand patriote, Israël Lévi estime que cet exemple illustre parfaitement le dévouement des Israélites pendant la guerre.  Citant la lettre du père Jamin, il rédige une note qui précise les conditions de la mort dans Les Archives israélites.  Il conclut : « …L’acte de ce rabbin allant chercher un crucifix pour le donner à baiser à un blessé — alors que les obus tirés sur l’ambulance obligeaient à une évacuation rapide et mourant presque tout de suite après, ne méritait-il pas d’être relevé? » (13)

Les Archives Israélites ne font pas grand cas de cette histoire qui est relatée dans la rubrique « Échos israélites de la guerre » entre la promotion des combattants et les actions patriotiques du baron Edmond de Rothschild.  Toutefois, la description retient l’attention des journalistes de la presse non juive, dont Gérard Bauer qui consacre un grand article sur la question intitulé « La mort d’un rabbin » et publié dans L’Écho de Paris du 7 novembre 1914.  L’auteur, en signalant le sacrifice d’un grand rabbin, glorifie l’union sacrée:

« …  Or un soir qu’il s’employait à cette mission courageuse, il entendit parmi les plaintes, l’appel d’un fantassin agonisant.  Le pauvre garçon frappé d’une façon qui ne pardonne pas s’était légèrement dressé sur un coude et d’une voix affaiblie, lui avait demandé un crucifix…

Le rabbin n’eut aucun moment d’hésitation.  À une centaine de mètres se profilait un prêtre penché lui aussi sur des mourants.  Il le rejoignit en grande hâte, lui demanda de lui prêter son crucifix, revient près du blessé et s’agenouillant à son côté, lui approche l’image du Rédempteur des lèvres.  Et le soldat expira dans ce baiser.

Mais tout à côté un autre agonisant, qui avait vu le geste du rabbin, lui demanda de le renouveler pour lui.  Cette fois non plus l’israélite n’hésita pas.  Il se releva, mais dans le moment qu’il se relevait une balle – on n’avait pas cessé de se battre – une balle vint le frapper au front.  Il s’affaissa, tombant mort à côté du moribond qu’il allait secourir, tenant dans sa main crispée le crucifix, dont pour la première fois, il avait fait usage. »

Cet article doit retenir toute notre attention car il s’agit pour la première fois d’une version romancée de la mort d’Abraham Bloch.  D’où Gérard Bauer tient-il ses informations, sinon de la note du rabbin Israël Lévi qui repose sur la lettre du père Chauvin?  Par ailleurs, il dénature les faits.  Le rabbin n’a accompli cet acte qu’une fois et a été tué par un éclat d’obus selon le témoignage du père Jamin.  Plusieurs questions se posent.  Pourquoi n’est-ce pas le prêtre catholique qui apporte l’absolution au soldat mourant?  Qui est d’ailleurs cet aumônier qui aurait pu témoigner par la suite sur le geste du grand rabbin?  Ni le pasteur Rivet ni le père Jamin ne sont aux côtés d’Abraham Bloch lors de l’offensive allemande!  Seul l’abbé Dubodel se trouve non loin du grand rabbin, mais il n’a jamais évoqué l’acte.

Pour Gérard Bauer, il faut une mort héroïque à l’image de l’union sacrée.  Un vulgaire éclat d’obus n’est pas assez digne pour un tel geste.  Mieux vaut une balle!  Une action charitable ne suffit pas.  Il faut renouveler l’acte.

Cette version fait son impression sur la mentalité de l’époque et même après.  Le rabbinat, s’il doute du geste, ne remet pas en cause l’information.  Après tout, elle sert le patriotisme du judaïsme.  La communauté a besoin elle aussi de héros et de martyrs et s’approprie cette histoire.  A l’occasion du premier anniversaire de la mort d’Abraham Bloch, le grand rabbin de Lille Édgard Sèches salue le sacrifice de son collègue: « …  Martyr, il l’a été, certes.  Ce mot, vous ne l’ignorez pas, signifie TÉMOIN.  Oui, il a été témoin de notre amour ardent pour la France.  Oui, il a rendu lui-même le témoignage que cet amour peut aller jusqu’au sacrifice complet de la vie.  (…) Sa mort a plus fait pour le judaïsme et le rabbinat français que les discours les plus éloquents. » (14)  Reprenant l’expression de Maurice Barrés, le grand rabbin de France Alfred Lévy rend aussi hommage à Abraham Bloch, mais ne mentionne pas l’objet : « …  Le nom de cette victime du devoir ne périra point; il sera la gloire, l’auréole sainte de sa famille, du rabbinat, du judaïsme français.  » Sur ce point précis, les rabbins sont très discrets.  Est-ce par conviction religieuse et par désapprobation du geste, ou tout simplement parce qu’ils doutent de la véracité de l’acte?

Préparant son étude intitulé Les Diverses Familles spirituelles de la France, Maurice Barrés conserve la version romancée dans un article paru dans L’Écho de Paris du 15 décembre 1915 et repris dans son livre.  C’est l’occasion pour l’homme de lettres nationaliste de célébrer les vertus de l’union sacrée : « …  De degré en degré, nous nous sommes élevés; ici la fraternité trouve spontanément son geste parfait: le vieux rabbin présentant au soldat qui meurt le signe immortel du Christ sur la croix, c’est une image qui ne périra pas. » (15)

Désormais, de La Dépêche algérienne à La Tribune de Genève, la presse nationale et internationale reprend à son compte cette version devenue quasiment officielle.  Cette fin tragique, mais combien symbolique, retient aussi l’attention de la classe politique et du poète Edmond Rostand qui compose en mars 1918 ces quelques vers:

« Un prêtre en bonnet de police
Veut s’élancer vers un mourant:
Il tombe.  Un rabbin le remplace,
Le porte à son frère chrétien,
Et sur ce mourant qu’il assiste
Tombe et meurt, merveilleux déiste,
Pour un Dieu qui n’est pas le sien! » (16)

Enivré par la victoire républicaine, l’israélitisme conserve dans sa mémoire la mort du grand rabbin Abraham Bloch devenue un mythe pour la génération des anciens combattants.  Nulle autorité ne remet en cause le geste.  L’histoire est trop belle et surtout elle a trop fait couler d’encre et susciter l’enthousiasme pour que le doute s’installe désormais dans les esprits.

Pourtant, en 1921, le père Jamin revient sur cet épisode dans son ouvrage Conseils aux jeunes gens de France, après la victoire, dans lequel il écrit: « …  J’ai raconté en septembre 1914, dans une lettre privée qui a été publiée la mort héroïque du Rabbin Bloch, aumônier militaire sur le champ de bataille de Saulcy, près de Saint-Dié.  Je n’y avais pas assisté moi-même, mais je tenais le récit de plusieurs témoins oculaires. » (17)

Le père Jamin ne mentionne pas les témoins dont il tient l’information.  Qui sont-ils?  L’abbé Dubodel, la personne la plus proche du grand rabbin pendant les bombardements, n’a jamais confirmé le fait.  Les combattants présents ne se sont jamais manifestés dans la presse et auprès de la famille Bloch.  Est-ce le père Chauvin de Lyon qui a amplifié l’histoire?  Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas démenti par le père Jamin?  Ces deux prêtres ont-ils eu l’intention d’édifier une image d’Épinal dans le contexte si précieux de l’union sacrée, ne pouvant plus arrêter l’anecdote qui s’est transformée en mythe?

La mort d’Abraham Bloch immortalise l’union sacrée et la participation israélite durant le conflit.  Le peintre Lucien Lévy-Dhurmer renforce le mythe dès 1917 avec sa toile représentant le grand rabbin qui brandit un crucifix sur un blessé mourant au milieu des flammes.  Dans les années vingt, l’œuvre est reproduite sous forme de carte postale qui fait œuvre d’image pieuse.  En même temps, lors des diverses célébrations patriotiques, le rabbinat a soin de rappeler devant le public le sacrifice du grand rabbin.

L’événement, entretenu par la mémoire collective, ressurgit avec plus de violence dans le contexte timoré des années trente.  L’Union patriotique des Français israélites tente de se l’approprier afin de reproduire l’union sacrée si chère aux anciens combattants et que l’actualité vient sans cesse démentir.

UNE HISTOIRE QUI ARRANGE ET DERANGE

La mort du grand rabbin Abraham Bloch relève désormais de l’histoire.  Mort pour la patrie dans les conditions que nous connaissons, il devient un martyr aux yeux de ses contemporains, soucieux de défendre l’image de l’israélitisme dans une France républicaine.  La disparition d’un simple soldat dans le même contexte n’aurait peut-être pas retenu l’attention, mais par le fait qu’il s’agit d’un rabbin, connu et respecté de tous, l’anecdote prend alors de l’ampleur.

Le sacrifice d’Abraham Bloch symbolise la grandeur de l’union sacrée et enorgueillit la mémoire collective puisqu’il réunit tous les critères nécessaires, à savoir: l’engagement patriotique avec le volontariat, la vocation spirituelle avec l’aumônerie, la fraternité avec l’aide apportée au soldat agonisant, la tolérance avec le crucifix.

Si le grand rabbin devient un martyr pour la cause, la communauté n’en fait pas pour autant un héros dans le sens où nous l’entendons habituellement, car il n’est pas mort en combattant ou en résistant à l’ennemi comme le fit le jeune David Bloch.

L’image d’Epinal que retiennent les esprits durant plusieurs générations va pourtant devenir suspecte aux yeux de certains historiens. (18)  Le fameux geste provoque le doute.  Bien que n’apportant aucune preuve à leurs affirmations, ils considèrent comme peu plausible l’acte du grand rabbin.  C’est néanmoins pour eux l’occasion de dénigrer l’israélitisme, pour lequel ils n’éprouvent que méfiance et d’attaquer le rôle de l’Union patriotique des Français israélites dans son appropriation de l’événement.  Or, cette histoire n’est qu’un bref épisode pour l’Union patriotique.  Étudiant cette affaire, Michel Abitbol conclut: «Comme tout bon mythe qui se respecte, cette histoire ne fut jamais authentifiée.» (19)

Aussi, les circonstances de cette mort nous interpellent.  Puisque le débat est ouvert et qu’il ne sera jamais clos tant que les carnets de guerre (s’ils existent!) des véritables témoins seront introuvables, nous ne saurons pas si le grand rabbin est bien décédé un crucifix à la main en secourant un blessé.

Toute guerre engendre des mythes.  Pour preuve, retenons l’histoire du soldat Chauvin et celle de la fameuse « tranchée des baïonnettes.» (20)  Le judaïsme français, tout comme la IIIe République, a besoin de mythes pour nourrir sa dimension historique.  Déjà, à la veille de la Grande Guerre, Ernest Lavisse considérait que l’enseignement ne pouvait pas se passer des héros et de leurs légendes.  La mémoire succédant à l’histoire, elle offre de nombreuses possibilités comme le rappelle Pierre Nora: « L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus.  La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel; l’histoire une représentation du passé.  Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. » (21)

Après guerre, Jean Norton-Cru est l’un des premiers à douter de l’authenticité de certains témoignages relatifs à la Grande Guerre.  Son étude critique à l’égard de l’expression « Debout les morts! » lancée par Jacques Péricard doit nous interroger.  Selon Jean Norton-Cru, le témoignage n’est jamais parfait: « Chaque témoin complète instinctivement, et suivant sa nature propre, la série de phrases rapides dont plusieurs lui ont échappé.  Il remplit les blancs instantanément et oublie désormais que c’étaient des blancs, des vides.  Ce qu’il a cru voir, il croit sincèrement l’avoir vu.  Il est donc presque impossible que sur une trentaine de dépositions on trouve deux qui concordent, même à peu près. » (22)

La Grande Guerre, dans l’enthousiasme qu’elle provoque et au travers de la victoire française, donne naissance à des mythes, à des situations qui permettent à l’imagination de dévoiler toute la grandeur du sacrifice consenti pendant les quatre années.  Verdun, l’héroïsme des combattants, les charges à la baïonnette sont autant d’exemples qui amplifient une réalité sûrement moins idéale.  Le traumatisme lié à la violence et à la souffrance tend à accentuer la déformation de l’histoire au profit de la mémoire.

Nous pouvons ainsi comprendre qu’une simple anecdote peut devenir un mythe, surtout lorsque des mystificateurs s’en emparent.  Dans le cas présent, il est certain que Maurice Barrés, en utilisant l’article de Gérard Bauer et la lettre du père Jamin, a facilité la diffusion de ce mythe.

C’est à partir de l’été 1934 que l’affaire Abraham Bloch ressurgit dans la communauté lorsque l’Union patriotique des Français israélites animée par Me Edmond Bloch se sert du geste du grand rabbin pour célébrer la fraternité des tranchées et, surtout, pour lutter contre l’antisémitisme.  Contrairement à ce que pense Maurice Rajsfus, l’Union patriotique n’a pas inventé le mythe Abraham Bloch.  Elle s’en est servi pour sa propre cause, à savoir ranimer l’unité entre les anciens combattants alors que l’intolérance se développe et que le souvenir de l’union sacrée s’efface des esprits au moment où la nation subit les effets des crises sociale et économique.  Certes, il s’agit bien d’une manœuvre politique de la part d’Edmond Bloch, qui saisit l’occasion du vingtième anniversaire de la mort du grand rabbin pour démontrer l’action de son mouvement.  Mais les membres de l’Union patriotique comme leurs coreligionnaires sont convaincus de l’authenticité du geste.  Ce symbole, tout en rendant hommage au rabbin, doit populariser cette association qui vient à peine d’être fondée.  Face à la montée des ligues et à l’engagement de nombreux Juifs dans les partis progressistes, Edmond Bloch et ses amis jugent nécessaire de regrouper des Israélites patriotes, viscéralement attachés au maintien de l’ordre républicain.

Dans ce contexte, il faut comprendre le rôle de l’Union patriotique lorsque son président décide l’érection d’une stèle à la mémoire du grand rabbin près du col d’Anozel en septembre 1934, lieu où est tombé Abraham Bloch.  S’il n’y a pas ici un aspect politique, ce monument s’inscrit dans la volonté de rendre un pieux hommage à une personnalité et de maintenir vivante la mémoire collective.

Avec les soutiens implicites des consistoires central et de Paris, en présence de nombreuses autorités rabbiniques, dont le grand rabbin de Nancy Paul Haguenauer, et politiques, comme M.  Mathieu préfet des Vosges et Georges Rivollet ministre des Pensions, Edmond Bloch prononce un discours fort remarqué qui témoigne de cette mentalité patriotique tout en apportant une nouvelle version du geste d’Abraham Bloch:

«…  Il se pencha vers un blessé, qui le prenant pour un prêtre catholique, lui demanda l’absolution.  – “Je ne suis pas catholique, mon pauvre ami, je suis rabbin.” — “Ne pouvez-vous pas au moins, m’obtenir un crucifix?”

Un prêtre catholique brancardier passait non loin de là, portant, avec l’un de ses camarades, un blessé sur une civière.  Le grand rabbin lui demanda s’il possédait un crucifix: le prêtre en avait un, mais sur la poitrine, à l’intérieur de sa capote; sans abandonner son brancard, il l’indiqua à Abraham Bloch qui ouvrit le vêtement, prit le crucifix et l’apporta au blessé… » (23)

Où et comment Edmond Bloch a-t-il pu recueillir ces nouvelles informations?  Selon René Lisbonne, membre de l’Union patriotique et ami de l’avocat, le père Jamin aurait lui-même décrit la scène. (24)  Dans ce cas, pourquoi le prêtre devenu témoin n’est-il pas invité à la manifestation pour y faire lui-même sa déclaration?  Son témoignage aurait eu certainement plus d’impact sur le public.

Aussi, chacun — faute de preuve concrète et directe – peut donner libre cours à son imagination pourvu qu’elle s’inscrive dans le sens de l’union sacrée.  Les adhérents de l’Union patriotique sont sensibles à cette idée, comme l’exprime toujours leur porte-parole: « …  Plus que les autres Français, nous nous devons à la patrie.  Les liens naturels, sentimentaux, affectifs, qui unissent tous les Français à la mère commune sont communs à tous.  Nous en ajoutons un supplémentaire : la gratitude. »

Cet événement retient l’attention de la presse communautaire qui ne voit dans l’action d’Edmond Bloch qu’un agissement d’ancien combattant s’inscrivant dans la continuité de l’union sacrée.

Fin 1937, la mort du grand rabbin est à nouveau rappelée à la communauté.  Le consistoire de Lyon propose d’ériger un monument à la mémoire de son grand rabbin sur une grande place de la ville. (25)  Edouard Herriot, le maire radical, est favorable au projet.  Dans un courrier du 31 janvier 1938, il informe le grand rabbin Bernard Schoenberg que le conseil municipal accorde la place Antonin-Gourju pour l’édification du monument.

Dès le début, le projet soulève pourtant des réactions.  Le grand rabbin de Lyon, appuyé par ses collègues du Consistoire central, dont Israël Lévi, s’oppose à l’érection d’une statue représentant le grand rabbin apportant un crucifix au blessé.  L’objection religieuse est valable.  Le grand rabbin de France rappelle l’hostilité du judaïsme à toute image sculptée selon le commandement « Tu ne feras pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est dans le ciel en haut ou sur la terre en bas ou dans les eaux au-dessous de la terre » (Exode, 20).  Il est à remarquer qu’aucune communauté n’a réalisé une œuvre de ce type dans les cours des synagogues ou dans les cimetières israélites.

Mais l’hostilité est encore plus forte du côté de la population locale.  Si les Israélites, dans leur ensemble, sont favorables au projet car ils y voient la reconnaissance de la cité, les antisémites refusent l’édification d’un tel monument, comme le rapporte une note confidentielle émanant de Lucien Coquenheim, président du comité lyonnais :

«…  Mais cette objection (religieuse) qui n’était peut-être pas absolument insurmontable, est aujourd’hui, largement dépassée par l’objection antisémite, qui a brisé l’unanimité non juive, sans laquelle le projet initial perd, singulièrement, de sa signification et de sa portée.  Car dès lors, ce n’est plus une œuvre de paix sociale que poursuivra l’érection du monument, mais provoquera un combat, au cours duquel un Grand rabbin sera, injustement calomnié, atteignant ainsi tout le Judaïsme français. » (26)

En 1938, la ville du radical Herriot connaît de nombreux troubles antisémites occasionnés par des membres de l’Action française et des ligues locales.  Il est aisé de parler de coalition antisémite face au projet, car les nationalistes s’organisent et font pression sur le conseil municipal pour abandonner l’idée d’un monument dédié à un Israélite, de surcroît grand rabbin.

Selon un rapport confidentiel du comité lyonnais, il est fait mention de menaces à l’égard des membres de la communauté et de doutes de la part de la population sur le sacrifice d’Abraham Bloch.  Lucien Coquenheim est obligé de mener une enquête sur les agissements des antisémites:

« L’enquête poursuivie par les membres du comité lyonnais, auprès des survivants, ces derniers mois, leur a permis de découvrir que des émissaires ont été envoyés auprès de ces témoins pour s’assurer du sens dans lequel ils déposeront.  Donc, la campagne est prête, elle attend un prétexte pour être déclenchée; l’annonce officielle de l’érection.

La pensée du comité lyonnais est dominée par deux principes:

— Ne pas fournir à nos adversaires le “prétexte” qui déclenchera la campagne avant d’être prêt pour la lutte;

— Ne pas avoir l’air de céder au chantage antisémite. » (27)

L’Action française, par l’intermédiaire de ses camelots, se démène pour annuler le projet.  Une véritable campagne est organisée à laquelle le comité lyonnais n’entend pas répondre.  Des tracts sont distribués, des affiches collées.  Le public lyonnais demeure méfiant.  Dans ce contexte, Albert Manuel suggère à Lucien Coquenheim de mener une enquête plus approfondie sur les conditions de la mort du grand rabbin.  Le Consistoire de Paris finance les démarches du comité lyonnais, chargé de retrouver et d’interroger les témoins.  De février à juillet 1938, les survivants de cette époque sont contactés.  Lucien Coquenheim rencontre les abbés Jamin, Guyetant et Rouchouze, le pasteur Rivet, le médecin-major Raymond et l’institutrice de Taintrux, Mme Richard.

Les témoignages n’apportent rien de concret.  Bien au contraire!  Le doute persiste sur l’acte du grand rabbin.  Personne n’est capable de confirmer si le grand rabbin a bien apporté un crucifix au soldat et est mort après cet acte.

Le père Jamin et le pasteur Rivet se contentent d’expliquer leur absence à ce moment.  Confirmant sa lettre de septembre 1914, le père Jamin affirme toutefois qu’il tient l’information d’un soldat qui lui aurait fait ce récit.  Mais il est incapable de mentionner le nom du témoin en question.

L’abbé Guyetant, nullement évoqué dans les témoignages depuis 1914, mais ancien brancardier, confirme le fait que le rabbin est bien tombé à une vingtaine de mètres de lui, mais il ne mentionne pas son geste.  Pire, selon lui, le grand rabbin Abraham Bloch aurait reçu l’absolution: « …  Monsieur l’abbé a vu le rabbin tomber à 15 ou 20 mètres de lui.  Comme celui-ci portait une soutanelle, des brancardiers prêtres catholiques le prenant pour un aumônier catholique, lui donnèrent l’absolution.. .» (28)

Monseigneur Rouchouze ne se présente pas non plus comme un témoin oculaire et estime que le médecin-major est peut-être la seule personne à connaître la vérité.  Mais la déclaration de ce dernier adressée à Albert Manuel le 14 avril 1938 confirme plutôt sa déposition mentionnée dans le journal de marche du corps des brancardiers:

« …  Vers la fin de la matinée, nous terminons l’évacuation d’un poste de secours situé dans Anozel, quand ce poste a été bombardé.  Il ne restait plus que quelques blessés couchés sur brancard et un nombre de brancardiers insuffisant pour les transporter.  Les aumôniers se sont alors joints, spontanément, aux brancardiers pour emporter les derniers brancards.

C’est donc en transportant un blessé que l’un des aumôniers que j’ai appris ultérieurement, être M. le rabbin Bloch a été tué par un éclat d’obus, à quelque distance du village d’Anozel. » (29)

Vingt ans plus tard, les souvenirs du médecin-major sont intacts, à ceci près que le grand rabbin serait mort en fin d’après-midi.

Puisque, selon une version, Abraham Bloch se serait mis en quête du crucifix, il aurait pu rejoindre une maison dans l’espoir d’en trouver un.  Lucien Coquenheim contacte l’institutrice du village, présente au moment des bombardements et du retrait des troupes françaises.  Dans une lettre adressée à la fille du grand rabbin en juin 1938, elle est incapable elle aussi de mentionner les circonstances de la mort d’Abraham Bloch: « …  Les aumôniers catholiques et autres lui ont rendu immédiatement tous les devoirs.  On m’a dit que votre père avait demandé le crucifix à un confrère catholique-alors je ne sais pas s’il est allé vraiment en chercher un dans une maison, cela c’est un souvenir très précis… » (30)

En plein repli et sous une pluie d’obus, l’urgence est avant tout l’évacuation des blessés.  Peut-on imaginer Abraham Bloch abandonner sa fonction de brancardier pour aller chercher un crucifix au moment où la bataille fait rage?  D’autant plus que la maison la plus proche, où se trouve peut-être un crucifix, se situe à plus de 350 mètres.  Le grand rabbin n’aurait-il pas pu avoir la présence d’esprit de demander un crucifix en médaille à un soldat?

Quant à l’abbé Dubodel, il est impossible de recueillir son témoignage.

À l’automne 1938, faute de preuves suffisantes, le comité lyonnais abandonne définitivement le projet.  Le grand rabbinat préfère cette solution, estimant qu’il n’est pas utile d’accentuer la discorde entre Français.  Avec amertume, Lucien Coquenheim écrit: «…  la présence des Grands Rabbins délégués, chefs du judaïsme français nous paraît indispensable.  Car leur absence, en raison de la contestation élevée par nos adversaires, serait interprétée à Lyon comme un désaveu de la cérémonie ou geste ou les deux à la fois. » (31)

Même le grand rabbin de France, à savoir Israël Lévi, n’intervient plus dans le débat.  Pourtant, il fut l’ami d’Abraham Bloch et le premier à dévoiler la lettre du père Chauvin dans la presse communautaire.  A-t-il douté lui aussi du fameux geste, alors qu’en pleine union sacrée, il en était convaincu?

Le doute subsiste.  Y a-t-il eu des mystificateurs?  Dans quel but et pour quel profit?

Peut-être que le père Jamin a embelli l’histoire, à la fois par sympathie pour le grand rabbin et par souci de magnifier l’union sacrée.  L’ouverture d’esprit d’Abraham Bloch et son attitude joviale et toujours volontaire ont fortement impressionné le corps des brancardiers.  Auprès des cinq prêtres, il a montré une autre image du Juif, brisant ainsi bien des préjugés.  Voilà un rabbin patriote, dévoué à la cause et courageux!

L’abbé Dubodel n’a jamais infirmé ou confirmé l’authenticité de l’acte.  Sans doute ne souhaitait-il pas dénigrer cette image trop séduisante qui avait déjà envahi la mémoire et qui symbolisait si bien l’union sacrée…  Il en est de même pour le grand rabbin Israël Lévi qui, héritier de la science du judaïsme et professeur à l’École des hautes études, a préféré le maintien de ce mythe plutôt que de le réduire à une simple anecdote.

Symbole de l’union sacrée et glorification du patriotisme juif, même après la Seconde Guerre mondiale, l’image du geste du grand rabbin est encore présente dans les esprits.  Le grand rabbin de France Jacob Kaplan, lui-même ancien combattant de la Grande Guerre, retient de cet exemple la persistance de la concorde, fondamentale à toute nation:

«…  Elle ne périra pas enfin car elle parlera toujours à l’âme française qui unit en un accord si harmonieux les tendances les plus diverses, à la manière de ce splendide paysage vosgien…  oui, elle parlera toujours à l’âme de la France si comprehensive et si libérale parce que la France ne peut pas ne pas être éprise de grandeur et d’héroïsme, d’humanité et de générosité.

Le geste de Taintrux, exemple d’union sur le champ de bataille est aussi un symbole d’entente pendant la paix. » (32)

Élevée au niveau de mythe national et communautaire, l’histoire de la mort du grand rabbin Abraham Bloch n’est toujours pas close.  Le débat reste ainsi toujours ouvert…

(1) Maurice Barrés, Les Diverses Familles spirituelles de la France, Emile-Paul, 1917, p. 93.
(2) ACIP, dossier Abraham Bloch.  SIF, fonds Abraham Bloch.
(3) L’Univers israélite, 1er janvier 1915.
(4) SIF, fonds Abraham Bloch, carnet de notes, 8 août 1914.
(5) Ibid., 27 août 1914.
(6) SHAT, dossier 26 N.145.  Journaux de marche du 14e corps d’armée.
(7) Ibid.
(8) SHAT, dossier 26 N.154.  Journaux du service Santé, 29 août 1914.
(9) SHAT, dossier 22 N.1033.  Opérations du groupe des brancardiers, 29 août 1914.
(10) SHAT, dossier 26 N.154.
(11) ACIP, série PV.  Assemblée générale du 30 mai 1915.
(12) SIF, fonds Abraham Bloch.  Lettre du père Jamin à Mme Bloch, 24 septembre 1914.
(13) Les Archives israélites, 5 novembre 1914.
(14) L’Univers israélite, 8 octobre 1915.
(15) Maurice Barrés, op. cit., p. 93.
(16) La Revue des Deux Mondes, 1er mars 1916, p. 66.
(17) Fernand Jamin, Conseils aux jeunes gens après la victoire, Perrin, 1921, p. 89.
(18) Consulter David H. Weinberg, Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Calmann-Lévy, 1974, p. 107, Maurice Rajsfus, Sois Juif et tais-toi!, E.D.I, 1981, pp. 214-215, et Michel Abitbol, Les Deux Terres promises – Les Juifs de France et le sionisme, Olivier Orban, 1989, p. 281.
(19) Michel Abitbol, op. cit., p. 281.
(20) G. de Puymège, «Le soldat Chauvin » (pp. 45-80), et Antoine Prost, «La tranchée des baïonnettes » (pp. 111-141), Les Lieux de mémoire.  La Nation, t. 2, sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, 1986.
(21) Pierre Nora, «Entre mémoire et histoire», Les Lieux de mémoire, t. 1, p. XIX.
(22) Jean Norton-Cru, Du témoignage, Éditions Allia, 1989, p. 25.
(23) L’Univers israélite, 7 septembre 1934.
(24) Ibid.
(25) ACIP, carton B.134.  Année 1938, projet d’érection d’un monument Abraham Bloch.
(26) Ibid.
(27) Ibid.
(28) Ibid.
(29) ACIP, carton B.134.  Année 1938, lettres reçues.
(30) SIF, fonds Abraham Bloch.  Lettre de Mme Richard à Mme Netter (fille du grand rabbin Abraham Bloch) du 17 juin 1938.
(31) ACIP, carton B.134.
(32) Journal des communautés, n° 202, septembre 1958.

abréviations

ACIP: Association consistoriale israélite de Paris
SHAT: Service historique de l’armée de terre (SHAT Vincennes)
SIF: Séminiare israélite de France (Paris)

références
 
Landau, Philippe-E., Les Juifs de France et la Grande Guerre – Un patriotisme républicain, CNRS Editions, Paris, France, 1999
Les Israelites dans l’Armée Française (1914-1918), Angers, 1921 – Avant-Propos de la Deuxième Épreuve, Albert Manuel, Paris, Juillet, 1921 – (Réédité par le Cercle de Généalogie juive, Paris, 2000)
Page listant le nom de Rabbi Abraham Bloch dans Les Israélites dans l’Armée Française (les notations et les griffonnages (!) sont les miens)
 Carte postale du tableau de Lucien Lévy-Dhurmer représentant le rabbin Abraham Bloch tenant un crucifix devant un soldat mourant (“Artiste AK Le Grand Rabbin Aumonier Abraham Bloch, rabbin comme aumônier”), sur oldthing.de
Photo de Rabbi Abraham Bloch, à Judaica Algeria

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